5
Feu d’artifice

 

A l’intérieur de l’édifice, le cortège funéraire de Kurim, Roi du Soleil, était entré dans une salle massive et s’y était déployé.

La salle était alignée de troncs d’arbres énormes qui avaient été sculptés et peints en une confusion de couleurs et de formes, mais qui vivaient encore et emplissaient le toit d’une dentelle de feuillage ivoire. Sur les branches étaient perchés de minces oiseaux d’un jaune encore plus vif, avec des queues excessivement longues, et ailleurs pendaient des grappes épaisses de fruits qui ressemblaient à des raisins.

Dans le moindre espace disponible en dessous, hormis au centre même de la salle, étaient serrés les affligés. Tous étaient vêtus de noir. Les tambours continuaient le tonnerre de leurs noirs instruments. D’autres qui chantaient aussi ce thrène se balançaient acrobatiquement dans les niveaux supérieurs sous le plafond arboré, heurtant de leurs pieds des gongs en bronze. Des vierges aux cheveux semblables à de la monnaie venant d’être frappée poussaient de petits gémissement en jouant du sistre. Les courtisans et les soldats du roi mort avaient la tête baissée.

Au centre de la salle se dressait le catafalque. La plate-forme et la bière étaient du même bois peint et sculpté que les arbres-piliers, et jonchées de fleurs, de comestibles et de récipients en or. Des officiers en robe noire versèrent sur la pile des jales de vin, d’huile et de parfum.

Pereban, qui était entré en retard, fut incapable de traverser la masse humaine. Avec une certaine appréhension devant son acte d’impiété, il se risqua à grimper sur l’un des arbres ornementés, en utilisant comme prise les épaules, les oreilles et les phallus des sculptures. Il ne tarda pas à arriver à une haute branche, demanda pardon à l’oiseau qui en était le locataire et s’installa pour regarder en dessous de lui.

Il pouvait plonger son regard dans le cercueil ouvert. Le roi Kurim, homme âgé qui devait avoir au moins cent ans, y était allongé, avec toutes ses chaînes de roi, ses bagues, ses bracelets et ses colliers, ainsi que le diadème royal posé sur son front ratatiné et dégarni.

La pompe de la cérémonie gênait un peu Pereban. Il était accoutumé à des rituels plus modestes où l’on demandait pardon aux dieux d’avoir eu la témérité de vivre.

Iduné, à grand-peine, avait fini par traverser la foule et émergeait dans l’espace qui entourait le catafalque. On la remarqua.

Radiante dans son désordre, elle attendit sans mot dire que s’arrêtent les tambours et se taisent les pleureurs. Le dernier gong fut frappé et son vacarme mourut. Iduné déchira lentement sa robe et les diamants se dispersèrent autour d’elle. Elle fit d’une voix mélodieuse :

— Permettez-moi de pleurer avec vous. J’ai aussi perdu mon maître.

Elle se mit soudain à pleurer et il jaillit un flot de larmes accumulées au cours de ses décennies de sommeil, réservoir de chagrin. Son acte fut d’une telle beauté, plein de passion tellement sincère, que le seigneur même qui avait été révulsé par son manque de savoir-vivre sur la pelouse vint la soutenir et la prit à part.

Pereban considéra tout cela avec une acceptation incrédule. Puis, parmi les odeurs du benjoin et des raisins, monta jusqu’à lui un souffle de fumée.

Des jeunes gens étaient sortis de la foule en portant des torches enflammées qu’ils plaçaient contre la plate-forme de la mort. Le feu prit. La moindre parcelle de peinture et de bois prit feu dans cette inondation incendiaire. Le cercueil devint une boule de feu, et avec lui le cadavre du roi Kurim.

L’oiseau jaune à côté de Pereban lâcha un cri et le jeune prêtre songea qu’il devrait quitter son perchoir. Allumer un feu en un lieu rempli de bois comme ceci, c’était assurément tenter la providence, sinon le Seigneur Le Destin lui-même.

L’instant d’après, une explosion se produisit au sein du bûcher funéraire. Des échardes et des braises chauffées à blanc partirent dans toutes les directions.

Mais, avant que Pereban eût pu battre en retraite, son attention fut attirée par autre chose. Un miracle se produisait.

Du bûcher en train de s’écrouler s’éleva un globe brillant de lumière dorée. Des rayons pastel en jaillissaient, ainsi que la senteur enivrante de mille onguents. Rien d’autre ne s’était envolé à la suite de la violente explosion... ce qui, en soi, était déjà surnaturel. Comme mouraient les flammes, seule la lampe solaire dorée continua de briller.

Pereban fixa cette lumière étrange et son cœur se mit à battre la chamade. Un instant, il eut l’impression que les secrets de l’intellect et de l’âme étaient sur le point de se révéler. Il oublia où il était et cet autre monde où sa folie l’avait emporté. Cela importait peu, puisque tous les lieux ne faisaient qu’un, étaient nulle part et partout, et que la vérité absolue se tenait tout près, dissimulée uniquement par un voile de légère fumée... Mais la bulle dorée explosa alors comme un feu d’artifice. Seule la magie et un miracle se produisirent, et l’idéal élevé de la pieuse aspiration de Pereban se perdit à nouveau.

Mais sur la ruine fumante du bûcher funéraire, sorti du globe de feu comme un papillon de sa chrysalide : un jeune homme. Il était d’or clair, comme la lumière, il était beau, c’était un roi. Il était vêtu de cotte de mailles dorée et d’un manteau d’or cousu de pierres hyacinthines et de tournesols de jaspe et de chrysoprase. Sur sa poitrine reposaient les chaînes et les colliers de la royauté et sur sa chevelure de feu le diadème. Pereban se rendit compte que le vieux corps du roi, détruit par les flammes, avait donné naissance à un homme dans la plénitude de sa jeunesse et de sa fierté.

De tous côtés, les courtisans se dépouillaient de leurs vêtements noirs pour se mettre sur leur trente et un. Les musiciens frappaient leurs instruments, les jeunes filles chantaient joyeusement et agitaient des plumes blanches. Les oiseaux dans les arbres roucoulaient et les raisins tombaient comme de la grêle.

Le roi doré descendit de son holocauste. Le feu avait accompli son ouvrage ; aucun trait qui ne fût bronzé. Il semblait aussi que sa mémoire était ressuscitée, intacte. Il se dirigea immédiatement vers l’endroit où se tenait Iduné, sa chevelure de topaze volant comme du duvet de chardon, ses yeux d’argent agrandis comme ceux d’un grand duc.

— Je suis honoré par ta présence à mes funérailles, dit Kurim, Roi du Soleil. (Iduné ne parlait pas. Kurim lui prit la main.) Tu es encore plus adorable que je ne l’avais imaginé. Si l’on m’avait mis en garde que tu étais sans cœur, je vois que c’était une erreur. (Iduné rougit comme l’aurore, phénomène d’ailleurs inconnu dans les deux pays. Le roi Kurim continua :) Consentiras-tu à devenir ma femme et à régner à mon côté ? Il n’est ici ni tristesse ni maladie. Et quand nous vieillirons, si tu le veux, nous entrerons ensemble dans le feu et renaîtrons, ainsi que tu viens de voir que je l’ai fait.

Iduné répondit :

— Je n’ai jamais régné à Dooniveh, je dormais. Il me semble que je n’ai jamais été éveillée avant que tu me touches.

La cour explosa en applaudissements, les trompettes retentirent, les oiseaux pépièrent et volèrent en tous sens. Pereban, assis sur sa branche, songea à l’achèvement impeccable de l’histoire mythique qui venait de se dérouler au-dessous de lui. Mais Kurim et Iduné s’enlacèrent alors. Et Pereban détourna le regard en ressentant une vaste impatience et un profond sentiment de solitude le consumer.

 

Les noces du Roi Doré et de la Reine Blanche furent fastueuses, comme l’on pouvait s’y attendre. La ville ensoleillée de ce monde résonnait sous les mélodies et les pétards de la fête. Durant toute la journée sans nuit, sans hiver et achronique, qui devait durer trois mois suivant le calendrier terrestre, on banqueta, alla au théâtre, joua. De toute façon, il se déroulait bien peu de choses de nature sérieuse ou commerciale dans le monde solaire et, bien que le mariage fût beaucoup apprécié, ses réjouissances n’avaient rien de vraiment extraordinaire.

Quant à Pereban, entièrement oublié par Iduné dans sa félicité, il arpentait les foules et apprit assez rapidement qu’il pouvait se faire passer pour un Solarien. Ce qui était en fait tout à fait irritant, car l’on attendait de lui qu’il connût leurs coutumes en plus de leurs histoire, croyances et détails de la ville et du pays. Heureusement, le langage du soleil de la lune était presque exactement celui de Dooniveh, auquel il avait été familiarisé par le Seigneur Premier. Néanmoins, Pereban était nécessairement mal à l’aise du fait de son ignorance et de l’étonnement qu’elle provoquait de temps à autre. Ayant bientôt découvert ce qui était coutumier, il chercha en ville un appartement palatial inoccupé et y habita à la manière des autres gentilshommes solariens sans attaches.

L’appartement comportait de nombreuses fenêtres de cristal veiné d’or. Il était meublé de tapis et lits extravagants et autres articles domestiques, ainsi que d’instruments de musique et de jeu qui le réduisaient presque complètement à quia. Des fleurs poussaient à l’intérieur des bâtiments aussi bien qu’à l’extérieur et des oiseaux allaient et venaient tranquillement, chantant suavement et ne salissant rien. Pour se nourrir et boire, il suffisait de se rendre jusqu’à une place ou une salle publique de la ville, où apparaissaient sans cesse des mets et des crus de choix pour quiconque avait légèrement faim ou soif. Cette alimentation était produite magiquement, du moins le semblait-il, car, si certains citoyens se plaisaient à servir leurs pairs, ce n’était là que foucade. De la même manière, des fruits pendaient constamment aux arbres, ne requérant nul soin hormis peut-être quelques louanges et la cueillette nonchalante du passant. Nulle pluie ne tombait, le temps ne changeait jamais. Les fleurs ne fanaient pas, même lorsqu’elles avaient été coupées. Lassé de sa guirlande, une jeune fille la laissait simplement tomber par terre où elle prenait racine en une demi-minute.

Le peuple du soleil était aussi toujours jeune, sans être immortel. Arrivé à un grand âge, l’on mourait, seulement à titre d’expérience, apparemment. Car Pereban assista à une ou deux funérailles de ce type, le joli cadavre jeune allongé paisiblement sur sa bière... et il crut qu’il y avait eu un accident. Il fut alors informé du nombre d’heures que le défunt avait vécu, qui atteignait une quantité intolérable de milliards, puisque les solariens n’avaient aucune méthode de calcul en dehors de l’heure. Elles étaient mesurées par des horloges bien particulières et individuelles installées chez soi, qui les regroupaient par centaines ; naturellement chaque horloge était arrêtée dès la fin de la personne concernée et enterrée avec elle dans sa tombe.

Seul le roi mûrissait et vivait jusqu’à un âge avancé (pour lequel on le respectait et le vénérait tout particulièrement). Par le pouvoir du feu et de la magie, il ressuscitait et rajeunissait alors. C’est ainsi qu’il n’y avait eu aucun autre roi que Kurim depuis qu’existaient les annales. Mais les sujets ne s’en plaignaient pas. Dans la mesure où il fallait un roi, il occupait ce poste très honorablement. Ils mettaient aussi beaucoup d’espoirs dans la reine, car il y avait plusieurs vies qu’aucun enfant n’était né dans le monde solaire.

Cette tranquillité statique et cet optimisme oisif sans opposition commencèrent à peser sur Pereban, qui ne tarda pas à ne plus pouvoir les supporter. Il était le produit d’un monde dangereux et troublé, où les bébés naissaient habituellement dans le sang et la douleur, où les hommes et les fleurs se fanaient et étaient coupés. De même que la glaciale Dooniveh l’avait dérangé, le soleil de la lune le décourageait totalement.

Le jour ne changeait jamais, non plus que quoi que ce fût.

Il se mit à errer dans les rues impeccables et immaculées où les gens flottaient comme des baisers lancés. Il se rendit ensuite dans la campagne où les champs, les vergers et les vignes poussaient et se récoltaient d’eux-mêmes. Il tomba ainsi sur des gens qui avaient préféré la vie pastorale à celle de la ville. Mais leur habitat n’était guère différent. Ils étaient juvéniles, beaux, sans enfants, vivaient longtemps, et nourriture et boisson apparaissaient sur leurs tables d’une manière qui stupéfiait Pereban.

Un jour du Jour (car le prêtre mesurait le temps d’après ses cycles de sommeil), il trouva une chaumière de cristal dans un bois de crocus ; deux vieilles gens étaient assises sur un banc. Il vit qu’ils étaient vieux d’après leur lassitude, bien qu’ils fussent aussi frais que lui en apparence... voire plus frais, car ils n’avaient pas ses soucis.

Une grosse salamandre arpentait la clairière, cueillant des poires rosées qu’elle mangeait.

Pereban marqua un temps d’arrêt et salua le couple.

— Avez-vous entendu parler de la femme du roi, la reine de la ville ?

— Bien sûr, répondirent-ils poliment mais en bâillant.

— Comme cette femme, je suis un étranger.

— Ah, oui.

— Je ne comprends pas votre monde ni la manière dont vous vivez.

— Nous le regrettons.

— Comment se fait-il, s’écria Pereban, irrité, que vous ne fassiez rien et pourtant soyez nourris, vêtus et maintenus dans le luxe ?

— Tous les hommes pourraient vivre de la sorte s’ils le désiraient, dit le vieillard en caressant la salamandre d’une main sans ride.

Pereban les fixa avec colère. Il ignorait pour quelle raison il éprouvait cela. Il comprit enfin qu’il était furieux parce qu’il était incapable de retourner sur terre. Pourquoi l’humanité devait-elle peiner et souffrir alors que ces gens existaient comme les lis qui ne fanaient point dans les champs ?

La vieille sembla percevoir sa confusion et son courroux en l’observant à travers ses yeux brillants aux paupières lisses.

— Étranger, dit-elle, il est connu ici qu’il existe d’autres mondes et il est évident que tu viens de l’un de ceux-ci. Je ne présumerai point t’aider, mais je répondrai à ta question. Certains choisissent la difficulté pour en tirer des leçons. Tous les hommes, même sur ton monde, pourraient vivre comme nous, car la matière est meuble, autrement comment les magiciens joueraient-ils avec elle ? Si ton monde est dur, comme je crois qu’il doit l’être, sois sûr que toi et tes frères avez sous une certaine forme choisi ses sentiers épineux et les avez en fait inventés. Ici, nous sommes indolents. Mais ne méprise point notre paresse et notre bonheur. A l’heure actuelle, c’est ce qui nous convient le mieux. Nous savons pourtant que notre âme nous quitte et qu’elle renaît peut-être en des régions moins clémentes.

Pereban la foudroya du regard et sa fureur l’abandonna alors. Les larmes quittèrent ses yeux. Il détourna la tête. Mais la salamandre vint lécher les larmes sur son visage d’une langue douce parfumée à la poire.

— Il pleure. Dans les pays froids du dessous, on fait cela, dit le vieillard. Mais je pense que le rivage glacial n’est pas sa patrie. Se peut-il qu’il vienne de cette terre dont parlent les histoires, plate comme une assiette sur une mer de chaos ?

Pereban échappa aux consolations du lézard.

— Connaissez-vous donc la terre ?

— Sans nul doute, fit le vieillard.

Et la vieille d’ajouter :

— Ah, il a donc la nostalgie de son pays.

Pereban tomba à leurs pieds. La magnifique vieillarde lui caressa les cheveux.

— Chut ! Il faut que tu ailles voir le roi Kurim. Il est magicien, car il peut vieillir, mourir et revenir par le feu. Il écoutera la requête et trouvera un moyen de te renvoyer en ton pays.

Une heure après ce dialogue, Pereban courait à travers les bois et les collines en direction de la ville du soleil.

Il était resté parti plus longtemps qu’il ne le croyait. En approchant des faubourgs, il contempla des fumées colorées décoratives qui bondissaient, tandis que des cloches, des gongs et des tambours secouaient le sol.

La reine Iduné, protégée et apaisée par la magie, avait donné le jour à des jumeaux, un garçon et une fille. Cette progéniture de l’amour royal serait fertile, à la différence de la plupart des Solariens. Déjà, des solliciteurs s’amassaient par centaines autour du palais, attendant une audience pour prétendre à un accouplement prévu pour un nombre incroyable d’heures dans l’avenir. Dans l’entre-temps, ils chantaient et festoyaient.

Pereban ne put approcher.

Résigné, il se plaça en queue de la file des solliciteurs. Les heures passèrent, au nombre de soixante-dix-sept.

 

— Tu es le bienvenu. Ton nom ?

— Pereban, sire.

— Donne donc la raison que tu as de désirer épouser ma fille et tes qualifications pour devenir le père de ses enfants.

— Sire, tel n’est point mon dessein.

Le roi Kurim et la reine Iduné étaient assis sur des trônes en or au-dessus d’un bassin doré où flottaient des lotus rouge orangé. Dans un berceau, tout près, dormaient ou jouaient les petits jumeaux. N’auraient-ils pas dû s’inquiéter que leurs mariages à venir étaient dans la balance ?

Dans le pays du soleil, tout était beauté et plaisir : cela était donc inutile.

Pereban se tourna vers la reine.

— Tu ne te souviens point de moi, ma dame ?

Iduné l’examina avec compassion, car elle avait maintenant un cœur.

— Pardonne-moi, messire, non.

Pereban poussa un profond soupir. Il se retourna vers le roi et lui conta toute son aventure, y compris l’histoire malheureuse du cheval ailé, car la honte avait maintenant cédé la place aux fruits de l’expérience.

A la fin de ce récital, Kurim et Iduné le considérèrent avec méfiance.

— Il me semble me rappeler qu’un homme m’a accompagnée dans mon voyage, murmura Iduné. Et que c’est à son conseil que je dois mon heureuse condition actuelle. Pardonne-moi, Pereban, si je t’ai oublié un moment.

Pereban s’inclina en fronçant les sourcils et en se mordillant la lèvre.

Le roi Kurim déclara :

— Il y a longtemps que je crois à l’existence d’un monde tel que le décrit Pereban. Et j’apprécie qu’il reconnaisse ma magie. Laisse-moi quelques heures pour examiner ce problème. Si cela est en mon pouvoir, messire, tu seras libéré.

 

Il avait chevauché un cheval ailé, puis une baleine volante. C’était maintenant un lézard doré.

Cette salamandre n’était pas réelle. Elle avait été fabriquée et elle avait une forme bondissante, le visage pointu en avant, les membres rentrés et la queue tendue. Sur son dos, un siège était attaché, doté de grandes lanières métalliques. Pereban avait été installé parmi elles.

— La sphère où nos mondes sont enclos passe à chacune de tes unités de temps dans votre mer de chaos. Cette idée n’est pas nouvelle pour moi, avait dit le roi. Des calculs ont été effectués. Nous te lancerons en avant alors que la sphère (qui, pour toi, est la lune de ton monde) se trouve au-dessus du sol, dans les airs. La salamandre cherchera l’une des ventilations de la sphère qui se trouvent, as-tu expliqué, au-dessus du ciel de Dooniveh et par laquelle tu es entré en premier lieu. La salamandre ouvrira la ventilation grâce à une rune magique gravée sur son front, ici.

Pereban, fou de rêves de sa patrie, hocha la tête. Fixé à son siège, le vol dément devant lui, il était maintenant pris de doutes... les calculs pour éviter le chaos, l’ouverture de la ventilation lunaire. Il n’en était pas moins enivré par son aspiration. Une tentative, ou la mort.

Loin en bas sur la terre du soleil, le feu s’activait et explosait. Sa chaleur croissait. Le lézard de monte n’était rien d’autre qu’un énorme feu d’artifice. Il devait être allumé. Comme une étoile filante (inconnue en ce lieu) se précipitant à l’envers, il fendrait les vapeurs du soleil, les brumes de la froide Dooniveh, briserait la coquille de la lune... ou rien. La liberté ou la mort.

Le prêtre Pereban rejeta la tête en arrière. Il ferma les yeux et ne pria aucun dieu, mais un élément de l’univers ou de sa propre essence, qui pouvait l’entendre et l’écouter. « Comme tu voudras. »

Puis le feu crépita, grésilla. Une énorme explosion flamba autour de lui. La salamandre dorée bondit et se lança.

« En haut ! »

Le ciel était jaune, nuage bouillonnant... Il se déchira, s’écailla, s’ouvrit... Le ciel était gris, aveugle, il se précipita et gela simultanément. Quelque chose de sombre se rua sur Pereban. Un toit, le plafond de la lune. Le lézard fondit comme une dague vers une marque. Un impact. Machine et homme furent déchirés. « Je suis mort ! » Mais non.

Non, la mort n’était pas cela. Il y eut une voûte de froid et de noir, saupoudrée d’un million de diamants... c’était le firmament, le ciel de la terre, avec ses étoiles posées sur son visage comme des larmes d’amour.

Pereban cria très fort et le lézard se retourna. Il dirigea sa gueule pointue vers le néant lointain, la terre invisible. Il plongea.

— Je finirai donc sur les roches de la poitrine de la terre.

Pereban sanglota et rit. Et tomba, de plus en plus lentement. Finalement, comme une flasque gigantesque et ébréchée, déformée, abîmée, méconnaissable, la salamandre tomba dans un enchevêtrement de cyprès le long d’un fleuve. Prise dans leurs branches, elle frissonna et resta immobile.

Pereban, en sentant les cyprès, l’eau, le vent nocturne et la lueur des étoiles, dit :

— Ô Terre, ma bien-aimée, je ne prendrai plus en mauvaise part les limitations que tu m’imposeras. Un tigre pourra venir me dévorer, ou un serpent me piquer, une peste me frapper, un homme me couper la gorge, car ce sont des citoyens de mon monde. J’ouvre mes bras à tous, les beaux, les bons, les sinistres, les mauvais. Je suis chez moi.

 

L’on raconte qu’il s’en fut en quête de sa ville natale sous le parasol de la montagne. Mais la déesse Ajriaz avait alors reçu une réprimande de la part des vrais dieux et sa Ville et bien des pays de la Ville avaient été détruits, la patrie de Pereban avec eux. Il alla donc ailleurs mener sa vie de mortel en laissant son histoire au portail, et l’on n’en sait ni ne dit davantage de Pereban.

Il en est d’autres qui prétendent que tout ceci n’était que mensonge. Ces sources-là insistent sur le fait que la lune de la Terre Plate n’était pas telle que l’affirme le récit de Pereban, mais n’était qu’un disque argenté changeant de forme suivant l’ombre mouvante du monde se reflétant sur lui. Elles déclarent que Pereban, ayant chevauché dans le ciel un cheval ailé créé par les Vazdru, termina sa première chute dans un buisson de genêts épineux. Le reste de son récit fantastique avait été inventé par la suite pour couvrir sa nudité et son embarras. Mais tous les conteurs sont des menteurs et le monde est maintenant rond et non plus tel qu’il était alors. Qui pourrait donc nous dire la vérité ?

Les sortilèges de la nuit
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